À l’occasion du Club Industrie X-PM, deux experts industriels sont venus livrer un diagnostic sans concession : Louis Gallois, ancien dirigeant de la SNCF et d’Airbus et président du conseil de surveillance du groupe PSA et Olivier Lluansi, ancien conseiller industrie et énergie à la Présidence de la République, aujourd’hui professeur au Conservatoire des Arts et Métiers. Leurs constats convergent : la France doit réindustrialiser. Pas demain, maintenant. Et pour cela, il faut rompre avec de vieux blocages, repenser l’allocation de nos ressources, et surtout, choisir le modèle que nous voulons bâtir pour les décennies à venir.
Une promesse récurrente, une réalité absente
Depuis quinze ans, le mot revient en boucle, réindustrialisation. Promesse récurrente. Intention proclamée, objectif affiché. Et pourtant ? En 2024, l’industrie manufacturière française ne pèse plus que 9,5 % du PIB contre 15% en moyenne en Europe (source : INSEE – hélas l’INSEE de publie pas directement ce chiffre, mais deux séries PIB et VA manufacturière dont il faut faire le ratio). Nous faisons désormais partie des derniers du classement. Seuls la Grèce, Chypre, Malte et le Luxembourg font pire.
Cette situation n’est pas une fatalité. C’est le résultat d’un choix politique, opéré dans les années 1990 : parier sur les services, externaliser la production, penser une industrie « sans usine ». Un modèle désincarné, abstrait, dont nous payons aujourd’hui le prix : perte de souveraineté technologique, fractures territoriales, déséquilibre commercial durable.
Une décennie pour rien ?
La trajectoire est connue. Le recul industriel débute dans les années 1970, s’accélère au tournant des années 2000 et atteint un point critique après 2009. Entre 2014 et 2023, la situation se stabilise. Une accalmie apparente. Depuis, la tendance repart à la baisse. Crise énergétique, tensions sur les chaînes de valeur, nouvelles barrières douanières : tout converge pour freiner la production industrielle en France. Et nous voilà en 2025, encore à parler de réindustrialisation, sans l’avoir sérieusement engagée.
Le réveil douloureux d’un choix politique
Ce désengagement industriel n’est pas le fruit d’un hasard ou d’un malentendu. C’est un choix. Un choix de modèle économique. Un choix politique. Celui d’une France hypercentralisée, qui a laissé son tissu productif s’étioler, sans stratégie de long terme, ni ancrage territorial. Aujourd’hui, la facture est lourde : perte de souveraineté, dépendance technologique, fracture d’abord territoriale et sociale, déséquilibres commerciaux chroniques.
La réindustrialisation est donc devenue impérative. Et pourtant, elle n’avance pas, malgré les annonces, les plans et les dispositifs. Pourquoi ?
L’équation impossible
Les blocages sont identifiés. Le rapport Draghi les nomme sans détour : insuffisance d’innovation dans les technologies avancées, décrochage de la productivité, coûts de l’énergie élevés, perte de souveraineté sur des approvisionnements stratégiques, marché fragmenté et financements privés et publics insuffisants. A cela s’ajoute un double impératif difficile à concilier : décarboner tout en restant compétitif. Il faudrait pour cela mobiliser 800 milliards d’euros supplémentaires à l’échelle européenne. Mais l’épargne ne va pas où elle devrait aller. Elle reste figée, captive, éloignée du tissu productif.
Les banques sont bridées, les marchés trop étroits, et l’Etat refuse de toucher à l’assurance vie, dont il dépend pour financer sa propre dette. L’argent est là, mais pas l’architecture pour l’orienter.
Et l’énergie complique encore le tableau. Le gaz coûte quatre à cinq fois plus cher en Europe qu’aux Etats-Unis. Hors les quotas carbone, qu’on paie en sus. L’électricité est deux à trois plus chère, du fait de nos indécisions nucléaires, nos choix politiques court-termistes. Résultat : les industries électro-intensives françaises envisagent de partir. La chimie, la métallurgie, la sidérurgie. Mais que restera-t-il après ?
Les verrous de la réindustrialisation
À cette impasse s’ajoute une litanie d’obstacles dont Olivier Lluansi résume la situation en un acronyme limpide, les « 5 F » de la paralysie industrielle française : Financement, Formation, Formalités, Foncier, Fiscalité :
- Financement, parce que l’argent ne trouve pas les projets.
- Formation, parce que l’industrie n’attire plus et ne trouve pas les talents souvent parce qu’elle est méconnue, et que le niveau chute, en particulier en mathématiques.
- Formalités, parce que l’inflation réglementaire tue l’initiative.
- Foncier, parce que la mise en œuvre actuelle de la loi ZAN bloque l’extension des zones industrielles.
- Fiscalité, parce qu’elle pénalise la production.
- Et bien sûr, l’énergie, clef de voute oubliée d’un modèle compétitif.
Les verrous de la réindustrialisation
Face à ce constat, la tentation du fatalisme est grande. On connaît les freins. On sait ce qui bloque. Mais la vraie question est ailleurs : quand allons-nous enfin décider de faire ?
Car les leviers existent. Ils ne sont ni utopiques, ni inaccessibles. Ils demandent simplement de changer de posture, d’abandonner la logique des ajustements à la marge pour adopter une stratégie industrielle digne de ce nom.
Tout commence localement. Sur le terrain, dans les régions, dans les bassins d’emploi, la dynamique peut repartir. Encore faut-il amorcer la pompe.
Par exemple cela passe par la création de fonds régionaux en plusieurs poches de 200 à 300 millions d’euros (pour un cumul de l’ordre du milliard d’euros par région), portés par les collectivités, capables d’accompagner les projets industriels au stade critique du lancement. Des expériences pilotes en Auvergne Rhône-Alpes ou en Bretagne le prouvent : quand les acteurs publics s’engagent, quand les territoires croient en leur capacité à produire, les choses bougent.
Mais pour que cette impulsion locale prenne corps à l’échelle nationale, il faudra convaincre les investisseurs que le marché est là, que les projets sont solides, que l’industrie française a un avenir. Sans ce signal, les projets comme les fonds resteront lettre morte, et les ambitions des espérances reportées.
Et puis, il faut penser plus loin. Car la réindustrialisation n’est pas un plan à trois ans. C’est une politique de génération.
À moyen et long terme, il faudra investir massivement. Dans la recherche, d’abord. La France consacre 2 % de son PIB à la R&D. Les États-Unis en mettent 3,5 %. L’écart n’est pas seulement un chiffre : c’est un retard structurel qui compromet notre capacité à innover, à rester dans la course technologique, à créer les filières industrielles de demain.
Il faudra aussi faire circuler l’innovation, injecter les technologies issues des startups dans les industries traditionnelles, faire entrer le numérique, la 5G, l’IA, la robotique au cœur des chaînes de production. Aujourd’hui, la moitié des entreprises françaises n’ont pas franchi ce cap. Aux États-Unis, elles sont 70 %.
Et que dire de la formation ? Elle est décisive pour la réindustrialisation. Le niveau en mathématiques s’effondre. Les lycées professionnels perdent leurs options industrielles. 40 % des jeunes entrent dans des filières qu’ils n’ont pas choisies. Quant à la formation continue, elle reste encore marginale, alors qu’elle devrait être la clé de voûte d’une transformation profonde. Du dirigeant à l’opérateur, chacun devra comprendre et maîtriser les outils de demain.
Enfin, il faudra redonner du sens au capitalisme productif. Réconcilier investissement et temps long. Cesser de juger une industrie à l’aune d’un trimestre. Penser à 10 ou 15 ans. Accepter que le retour sur investissement prenne du temps. Et surtout, accepter de réorienter l’épargne vers l’industrie, même si cela signifie remettre en question des équilibres anciens, des totems fiscaux, des réflexes de prudence trop confortables.
Industries stratégiques : tenir les lignes
Il y a des secteurs dans lesquels nous ne pouvons pas nous permettre de reculer davantage. La défense, l’acier, la chimie, l’aluminium. Peut-on raisonnablement s’en remettre à l’acier chinois dans un monde instable ? La réponse est non.
Les cas de Fos-sur-Mer et Dunkerque sont des alarmes. Ces sites sont vitaux. Ils consomment beaucoup d’énergie, et pourtant, on pousse à leur fermeture au nom de dogmes écologiques ou budgétaires.
Faut-il nationaliser certaines filières ? Peut-être. Louis Gallois le dit : pas de tabou. Le Royaume-Uni l’a fait avec British Steel. La France aussi, avec Alstom. Quand la souveraineté est en jeu, le marché ne suffit pas.
Réindustrialiser… ou disparaître
La France n’a pas tout perdu. Elle dispose encore d’un savoir-faire, de grands groupes leaders mondiaux, de territoires prêts à accueillir l’industrie. Mais il y a urgence à reconstruire les chaînes de confiance : entre les donneurs d’ordres et les sous-traitants, entre les banques et les industriels, entre les citoyens et leurs usines.
Réindustrialiser, ce n’est pas revenir au passé. C’est dessiner une économie d’avenir, souveraine, technologique, durable. C’est proposer aux plus jeunes une aventure collective porteuse de sens. C’est rebâtir une cohésion sociale et territoriale. Et surtout, c’est sortir de l’inaction.
Parce qu’au fond, il ne reste plus qu’un choix : réindustrialiser. Ou disparaître.
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